Gachev a toujours été le plus grand d’entre nous.

Le regard plongé dans les orbites de son ancien persécuteur, il se souvint avoir entendu sa voix dans son esprit : Si tu ne suis que tes pulsions et pas les dieux, jamais tu ne me sauveras. L’emploi du mot sauver l’avait alors troublé, mais il le comprenait maintenant.

La vérité, comprit-il, c’est que lui m’a sauvé par cet avertissement.

Comme leurs corps gisaient enfermés dans cette chambre cachée, les esprits de tous les novices vaincus avaient-ils été pris au piège ? Était-ce pour ça que Gachev voulait être sauvé ? Si oui, ils pouvaient à présent être libérés. Une fois revigoré par les provisions, il remonta à l’air libre pour trouver un endroit propice. Il ne fut pas étonné de ne pas retrouver Gachev, mais ça ne l’empêcha pas de se sentir seul.

Jamais il ne pourrait collecter assez de bois pour dresser un bûcher funéraire à tant de corps, mais il espérait que les sortir de leur tombeau caché pour leur faire sentir la chaleur du soleil une dernière fois avant le repos éternel suffirait.

Tous les transporter lui prit beaucoup de temps. Il dut répéter les voyages et la nuit était tombée depuis longtemps quand il eut terminé. Il emporta le corps de Gachev en dernier et le posa sur les autres, puis se reposa pour la nuit car rien ne pressait. Le matin finit par venir et, après qu’ils eurent senti la caresse du soleil une dernière fois, il les couvrit de pierres, érigeant un monument aux morts de l’Ordre céleste. Il ne prononça aucune oraison car il ne s’en sentait pas capable, mais adressa à ses frères et sœurs perdus un dernier salut et tourna le dos en direction du monastère.


C’est un jour et demi après sa victoire qu’il fit, sans se presser, son retour triomphal au monastère. Le soleil avait depuis longtemps quitté son zénith et semblait tomber vers l’horizon de l’occident, mais éclairait encore le portail par lequel il était parti. Il trouva Vedenin, courbé et ridé, et, à sa manière de trépigner, eut l’impression qu’il guettait ainsi depuis des heures. Sa moue agacée lui donnait une énergie qui atténuait le poids des années.

« L’épreuve est terminée depuis plus d’une journée, » dit-il, et ses paroles révélaient beaucoup. Comme Mikulov l’avait pensé, la disparition de la blessure avait marqué la fin de l’épreuve et, à la fois, déclenché l’ouverture de la porte cachée et alerté les maîtres. Ils l’avaient attendu depuis lors.

« Nos frères se sont fatigués d’attendre, je suis le seul qui reste, » dit Vedenin. Bien sûr, pensa Mikulov. Comment pourrait-il laisser passer une occasion de critiquer ma performance contre la blessure ? Il doit déjà être si dépité de me revoir revenir.

Il s’avança lentement vers le vieil homme. « J’avais fort à faire, mon frère. » Sa voix était enrouée après neuf jours de silence, mais utiliser ce nouveau titre lui fit un plaisir incroyable. Le vieillard n’était plus maître Vedenin, mais frère Vedenin, car il avait gagné sa place parmi les moines du monastère céleste. Comme il savait que son apprentissage ne faisait que commencer et que les jeunes moines suivaient encore l’enseignement des maîtres parfois pendant des décennies, il fit cependant bien attention à ne mettre ni défi, ni arrogance dans sa voix et s’adressa à Vedenin avec tout le respect qu’il lui devait.

 Mais aussi avec juste assez de colère indignée pour couper court à toute réponse. « J’ai trouvé beaucoup plus qu’à manger et boire dans la chambre cachée. »

Le vieillard écarquilla imperceptiblement les yeux. « Assez pour t’occuper une nuit et un jour ? » répondit-il, mais son impatience semblait moins appuyée que l’avait été sa colère.

Mikulov le regarda droit dans les yeux et n’hésita pas. « Assez, oui, car on trouve peu de bois dans la montagne et j’avais beaucoup de mes frères à enterrer. »

L’image était encore fraîche dans son esprit et, d’après le choc qui se lut sur le visage de Vedenin, devait l’être sur le sien également.

Il ignorait si les maîtres avaient pensé ou non qu’il pourrait réussir l’épreuve, mais manifestement ils ne s’étaient pas attendus à ce qu’il découvre les morts cachés.

Il passa devant Vedenin et, même s’il le fit sans hâte et sans le bousculer, le geste tira l’homme de sa rêverie. « Tu es en retard et tes leçons t’attendent, aboya-t-il. Rends-toi à l’étude immédiatement. »

Mikulov secoua la tête avec lassitude ; tout le poids de son labeur lui pesait soudainement sur les épaules. « Pas tout de suite, Vedenin. Je vais d’abord manger, puis me baigner. »

Le vieillard plissa les yeux de colère et ce ne fut qu’au prix d’un effort manifeste qu’il maintint un semblant de son ancienne autorité. « Pour toi, je suis… frère Vedenin, » flancha-t-il.

Mikulov s’autorisa un sourire. Oh, comme il doit enrager de ne pouvoir dire maître. Comme il doit détester m’avoir à présent comme frère. Mais il prit brusquement conscience d’autre chose et retrouva sa gravité. Je suis un des plus jeunes novices jamais devenu moine. Il fut submergé de gratitude.

« Je vais étudier, mon frère, » reprit-il avec respect et humilité, non feints cette fois. « Mais je porte la puanteur des morts et ne veux pas insulter les dieux en me présentant à eux ainsi. Je vais d’abord manger, puis me baigner, puis j’irai étudier. » Il refusait de se laisser provoquer, et voulait laisser son habituelle condescendance indifférente derrière lui. Et alors que Vedenin restait sans voix, il s’éloigna doucement, lançant par-dessus son épaule : « Bonne nuit, mon frère. »

Durant son retour vers le monastère, il avait longuement réfléchi à la solitude qui l’avait poursuivi toute sa vie et compris que sa victoire dans la montagne lui avait enfin apporté la famille qu’il cherchait depuis si longtemps. Mais d’une manière inattendue, car s’il prévoyait à présent d’appeler ses compagnons du monastère « frère » ou « sœur », sa vraie famille était autre part : ses vrais frères gisaient derrière lui, au sommet de la montagne, loin du monastère.

Frères d'armes

joaillier

Télécharger en format PDF